CHAPITRE III

HERCULE POIROT RENTRE EN SCÈNE

— Franchement, dites-moi si notre enquête progresse, demanda sir Charles.

Sir Charles, M. Satterthwaite et Egg Lytton Gore tenaient un conseil de guerre, dans le salon cabine où brûlait un bon feu. Dehors, hurlait la bise d’équinoxe.

Egg et M. Satterthwaite répondirent simultanément à la question de leur hôte, mais de façon différente.

— Non ! répondit M. Satterthwaite.

— Oui ! répondit Egg.

Sir Charles les interrogea du regard et M. Satterthwaite, toujours courtois, invita la jeune fille à parler la première.

Après un instant de réflexion, Egg déclara :

— Nous avançons, car jusqu’ici nous n’avons rien découvert. Cette opinion doit vous paraître stupide, n’est-ce pas ? Mais voici ce que je veux vous faire comprendre : nous nous étions forgé certaines idées et nous savons pertinemment que plusieurs d’entre elles sont fausses.

— Il s’agit alors d’un progrès par élimination ! observa sir Charles.

— C’est cela même.

M. Satterthwaite s’éclaircit la voix :

— L’hypothèse d’un crime par intérêt doit être définitivement écartée. Selon toute apparence, personne (pour employer le langage des romans policiers) personne ne bénéficie de la mort de M. Babbington. Également le crime par vengeance semble hors de question. Outre son tempérament aimable et paisible, le pasteur n’occupait pas une situation assez importante pour se créer des ennemis. Nous revenons donc à notre chère hypothèse : la peur. Stephen Babbington a été supprimé pour assurer la tranquillité de quelqu’un.

— Votre raisonnement est très clair, dit Egg.

M. Satterthwaite, malgré sa modestie, parut satisfait du compliment. Sir Charles en ressentit quelque ennui : le premier rôle lui appartenait, et non à M. Satterthwaite.

— Il s’agit maintenant de savoir ce que nous allons faire, ajouta la jeune fille. Devrons-nous espionner les gens et nous déguiser pour les surveiller ?

— Ma chère petite, répliqua sir Charles, je me suis toujours refusé à jouer les vieux messieurs à barbe. Je ne commencerai pas aujourd’hui.

— Alors, quoi ?… commença Egg.

Elle fut interrompue par l’entrée de la femme de chambre Temple, qui annonça :

— M. Hercule Poirot !

M. Poirot s’avança, le visage rayonnant, et salua les trois personnes présentes, profondément étonnées.

— Me permettez-vous, dit-il, d’assister à cette conférence ? Sauf erreur de ma part… Vous tenez une conférence, n’est-ce pas ?

— Mon cher monsieur, dit sir Charles, nous sommes ravis de vous voir.

Revenu de sa surprise, il serra chaleureusement la main du détective, le conduisit vers un grand fauteuil et ajouta :

— À quoi devons-nous le plaisir de votre visite ?

— J’étais allé frapper à la porte de mon bon ami M. Satterthwaite à Londres et l’on m’a répondu qu’il était parti pour la Cornouailles. Devinant aussitôt où il s’était rendu, j’ai sauté dans le premier train pour Loomouth, et me voici !

— En effet, remarqua Egg, pourquoi cette visite ? Je veux dire, rectifia-t-elle, rougissant légèrement et comprenant l’impolitesse de ses paroles, aviez-vous une raison particulière pour venir ici ?

— J’ai accouru, dit Hercule Poirot, pour confesser mon erreur.

Avec un simple sourire, il se tourna vers sir Charles et étendit les mains en un geste spécifiquement latin.

— Monsieur, ici même dans cette pièce, vous avez déclaré que vous n’étiez pas satisfait de l’explication du médecin. Alors, je… alors j’ai pensé que c’était votre goût inné du théâtre… Je me suis dit : « Ce célèbre artiste a besoin coûte que coûte d’envisager les faits du point de vue dramatique. » Il me paraissait, je l’avoue, inouï, incroyable, que ce vieux monsieur, doux comme un agneau, pût succomber autrement que d’une mort naturelle. Même aujourd’hui, je ne vois pas comment le poison a pu lui être administré, pas plus que je ne conçois le mobile du meurtre. La chose semble absurde… fantastique. Et pourtant, depuis, une autre mort a eu lieu dans des circonstances identiques. On ne saurait l’attribuer à une pure coïncidence. Non, il existe un lien entre elles. Aussi, sir Charles, je viens vous présenter des excuses… vous avouer que moi, Hercule Poirot, je me suis trompé, et je sollicite la faveur d’assister à vos réunions.

Sir Charles toussota nerveusement, l’air embarrassé.

— Voilà un geste louable, monsieur Poirot, mais je crains d’empiéter sur votre temps…

Il s’interrompit, ne sachant comment poursuivre et consultant du regard M. Satterthwaite :

— Nous apprécions hautement votre bonté… commença M. Satterthwaite.

— Non, non, il n’y a là aucune bonté de ma part, simplement de la curiosité et aussi… une satisfaction d’amour-propre. Je veux réparer ma faute. Mon temps… peuh… ça ne compte pas ! Pourquoi voyager, après tout ? Les hommes emploient des langages différents suivant les pays, mais la nature humaine reste la même sous tous les climats. Naturellement, si ma présence vous gêne, si vous voyez en moi un intrus…

Les deux hommes répliquèrent à la fois :

— Mais non, pas du tout, monsieur Poirot !

Poirot se tourna alors vers la jeune fille.

— Et Mademoiselle ?

Pendant quelques instants, Egg garda le silence, et les trois hommes eurent la même impression : Egg ne tient nullement à l’intervention de M. Poirot…

M. Satterthwaite crut en deviner la raison : l’intimité entre elle et sir Charles. À la rigueur, elle tolérait sa présence à lui, Satterthwaite, qu’elle tenait pour quantité négligeable. Il en allait autrement d’Hercule Poirot. Celui-ci tiendrait le rôle principal. Peut-être même sir Charles lui céderait-il la place, et les plans échafaudés par Egg se réduiraient alors à néant.

Satterthwaite observa Egg avec compassion. Les autres étaient incapables de comprendre, mais lui, avec sa sensibilité quasi féminine, se rendait compte de l’embarras de la jeune fille, qui voulait défendre son bonheur…

Qu’allait-elle dire ? Comment exprimer les pensées qui la tourmentaient ? Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Votre présence ici va tout gâter… je ne veux pas de vous !…

Egg Lytton Gore fit entendre la seule réponse que lui permettait sa bonne éducation :

— Mais comment donc, monsieur Poirot, dit-elle avec un léger sourire, nous serons très heureux de vous avoir parmi nous !

 

Drame en trois actes
titlepage.xhtml
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Christie,Agatha-Drame en trois actes(1935).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html